lundi 28 mai 2012

Entrevue de Mark Rudd

Mark Rudd s’est retrouvé, en 1968, à l’avant-scène du mouvement étudiant aux États-Unis. Il fut avec Bernadette Dohrn l’une des figures emblématiques de ce mouvement. En 1969, comme plusieurs jeunes, il rêvait de révolution. Cette année-là, il participa à la fondation des Weathermen et des Weather Underground.   Par ses actions, il fut contraint de vivre en clandestinité pour échapper à son arrestation. Sorti de clandestinité à la fin de l’année 1977, il refusa longtemps de parler de son passé. La mobilisation contre la guerre en Irak l’a fait sortir de son mutisme. En 2009, il publie son autobiographie, Underground My Life with The SDS and the Weathermen, et depuis, il parcourt les campus universitaires pour partager son expérience avec les étudiants.  Intéressé par le conflit étudiant québécois, il a accepté de répondre à mes questions.


Q : Lorsque vous êtes arrivé à l’Université de Columbia en 1965, vous étiez tout sauf un révolutionnaire. Vous veniez d’une famille sans histoire de la classe moyenne du New Jersey. Qu’est-ce qui, selon vous, a fait que trois ans plus tard vous êtes devenu un des acteurs principaux du mouvement étudiant?

R : J’ai commencé l’Université à l’automne 1965. Je venais d’avoir 18 ans et de m’inscrire pour l’incorporation. Au moment où les États-Unis venaient d’envahir le Vietnam, j’ai fait la connaissance d’un groupe d’étudiants qui se documentaient sur la guerre et protestaient contre elle. Ils représentaient de loin les gens les plus intéressants sur le campus. Ils m’ont fait prendre conscience de la nature de l’impérialisme américain et m’ont renseigné sur les luttes de libération qui avaient lieu dans le monde. Ils m’ont aussi appris comment organiser un mouvement de protestation. J’ai décidé alors de joindre la Student for a Democratic Society (SDS) à titre d’organisateur. 
Qu’est-ce qui me motivait? Je ne voulais pas être un « bon Allemand ». C’était une expression populaire à cette époque qui désignait les gens qui se cachaient la tête dans le sable et refusaient de voir la réalité.   De l’ignorance délibérée en somme. Il y avait (et il y a encore) des questions morales concernant les grands enjeux internationaux et je ne voulais pas faire les mauvais choix.  
En ce qui concerne le fait de devenir leader du SDS, nous essayions tous de faire ce qui devait être fait. J’étais bon pour synthétiser les idées des autres et exprimer ce que ressentaient les gens. J’étais aussi très audacieux. Il y avait plusieurs leaders, mais les médias ont fait de moi le visage du mouvement étudiant en avril 1968 lors des révoltes sur le campus de l’Université Columbia.   Je ne sais pas si ce fut une bonne idée d’accepter ce rôle. 44 ans plus tard, les dividendes ne sont toujours pas au rendez-vous!

Q : 1968 fut une année décisive pour le mouvement étudiant. La SDS était à son apogée, l’occupation de l’Université Columbia le démontrait. En même temps, une faction de la SDS semblait croire que, en dépit des années de mobilisation, rien n’avait changé. Pour cette faction, la question était-elle : quoi faire maintenant?

R : Nous étions arrivés à la conclusion que ce qui avait mené aux révoltes étudiantes de masse contre la guerre du Vietnam et le racisme institutionnel qui existait à l’Université Columbia était nos actions de confrontation agressives menées contre les autorités.   Nous avions sous-estimé le rôle du travail d’organisation effectué depuis des années dans le déclenchement de la grève d’avril 1968 à l’Université de Columbia. C’est pour cette raison que notre faction, les Weathermen, prônait la militance et la confrontation comme moyen de développer le mouvement. Nous nous sommes trompés. Rien de ce que nous avons fait par la suite ─ confrontations avec les policiers, les occupations d’édifices et les attentats à la bombe ─ n’a réussi. Nous aurions dû poursuivre la mobilisation de masse. 


Q : 1969 fut l’année de la radicalisation de la SDS et de sa disparition au profit des Weathermen et par la suite des Weather Underground.   Quels objectifs poursuiviez-vous?

R : Nous voulions devenir un groupe de combattants « blancs » qui allaient appuyer les révolutionnaires du tiers monde qui combattaient l’impérialisme. Nous voulions aussi construire un mouvement de guérilla révolutionnaire de masse, afin de mener une guerre révolutionnaire anti-impérialiste au cœur de l’empire. Bien sûr, ce n’était que pures fantaisies, malgré nos bonnes intentions. 

Q : Todd Gitlin, sociologue à Berkley et ancien président de la SDS, affirme que les Weathermen ont, par leurs actions, détruit le plus important mouvement étudiant de l’histoire des États-Unis. Est-ce vrai, selon vous?

R : Il a raison. Je faisais partie d’un petit groupe de dix personnes, au plus, qui a décidé de fermer le bureau national et les bureaux régionaux de la SDS, d’arrêter la publication de son journal, et, finalement, de démanteler l’organisation. Pourquoi? Notre arrogance nous a conduits à rejeter la mobilisation de masse. Seule la révolution était digne d’intérêt pour nous. Nous avions complètement oublié la nécessité de construire un mouvement de masse. Cela n’arrive pas de façon spontanée.

Q : En raison de votre participation dans les Weather Underground, vous avez dû vivre en clandestinité plusieurs années. En quelque sorte, votre entrée en clandestinité vous a empêché de mener efficacement votre lutte. 

R : Oui. Être fugitif pendant 7 ans et demi fut une réelle perte de temps. Le seul travail utile est l’organisation de masse. Lorsque je suis sorti de la clandestinité en 1978, je me suis immédiatement investi dans le mouvement antinucléaire. 

Q : Après vous être livré à la police, vous n’avez pas été emprisonné. Il fut révélé à ce moment que le gouvernement avait usé de moyens illégaux pour anéantir votre organisation. Avez-vous été surpris de ces révélations?

R : Je ne fus pas surpris d’apprendre que le gouvernement ait usé de moyens illégaux. Cependant, je fus surpris que les chefs d’accusation contre moi et mes camarades aient été abandonnés pour cette raison. Tout ça était en lien avec le Watergate, bien sûr, mais il ne faut pas oublier qu’un juge fédéral noir chargé du dossier se préoccupait des droits des accusés. Depuis, je crois dans les libertés civiles « bourgeoises ».  

Q : Aujourd’hui encore, vous travaillez pour le changement social. Qu’avez-vous modifié dans votre façon d’agir?

R : J’ai travaillé à titre d’organisateur pour les mouvements antinucléaire, pacifique, ouvrier et écologique. J’ai aussi œuvré dans des mouvements de solidarité avec les Autochtones et l’Amérique Centrale. J’ai réalisé que l’objectif était de créer un mouvement de masse et non une avant-garde révolutionnaire.   Actuellement, je m’implique politiquement en travaillant pour la mise en place d’une aile progressive au sein du parti démocrate. Nous n’avons pas de parti équivalent au nouveau Parti démocratique aux États-Unis.

Q : Croyez-vous que votre travail depuis les années 1980 a été plus important que celui réalisé dans les années 1960?

R : Probablement que ma participation dans les Weathermen et les Weather Underground a nui au mouvement étudiant contre la guerre. Nous avons divisé le mouvement sur la question de la violence. Nous avons démoralisé de nombreuses personnes. J’espère que mon implication dans les mouvements sociaux de masse fut plus productive.

Q : Que pourriez-vous dire aux étudiants québécois qui se mobilisent depuis plus de 100 jours contre la hausse des droits de scolarité et maintenant contre la loi spéciale 78?

R : Tout semble laisser croire que le gouvernement du Québec tente de détruire l’imposant mouvement étudiant avec cette loi. Il veut faire peur aux gens afin qu’ils abandonnent la rue et la mobilisation. Mon conseil serait de ne pas mordre à l’hameçon et de poursuivre la mobilisation et la résistance pacifique. Chez nous, je dis aux jeunes que ceux qui font la promotion de la violence sont soit stupides, soit des agents provocateurs. Je le sais par expérience, j’ai été moi-même stupide (mais pas un agent provocateur). Les Weathermen ont été une erreur totale.