mardi 10 juillet 2012

Poignée de main entre la Reine et McGuinness Autopsie d’une rencontre


La semaine dernière, les machines à propagande républicaine et britannique ont imposé une vision unique de la poignée de mains entre Martin McGuinness, ancien haut commandant de l’IRA, et la Reine Élizabeth II. « Poignée de mains historique » ont clamée les uns, « un grand geste pour la réconciliation » ont entonné les autres. Le guerrier qui est devenu « apôtre de la paix » serrant la main de la représentante de ce qui fut autrefois l’ennemi juré. Une nouvelle ère vient de commencer si on se fie à tous ces « faiseurs d’opinions ». Cependant, cette poignée de main ne symbolise qu’une chose : l’échec du mouvement républicain. Martin McGuinness n’assistait pas à cette rencontre en tant que chef d’État d’une Irlande unie, mais bien en tant que sujet de Sa Majesté, vice-président du parlement de Stormont et représentant d’un pouvoir qu’il a essayé de détruire durant l’essentiel de sa vie adulte. D’ailleurs, McGuinness n’a pas posé ce geste pour sceller la réconciliation entre catholiques et protestants, mais bien pour courtiser les électeurs de la République d’Irlande qui avaient très mal accueilli la manifestation organisée par le Sinn Féin, l’aile politique de l’IRA, en protestation à la visite de la Reine à Dublin l’an dernier. 

Faire ce constat va évidemment à l’encontre de la nouvelle orthodoxie dominante. Actuellement, il est impossible de poser un regard critique sur le processus de paix en Irlande du Nord sans se faire associer aux partisans de la lutte armée. On est partisan des accords de paix ou on est pour la violence. Comme au temps de George W. Bush, il faut choisir son camp. Pourtant, il existe en Irlande du Nord de nombreux républicains qui ont depuis longtemps renoncé à la lutte armée et qui résistent au révisionnisme qui s’est imposé concernant l’origine du conflit nord-irlandais et les accords de paix. Comme le souligne Anthony McIntyre, ancien membre de l’IRA  et l’un des principaux porte-parole des opposants aux accords de paix : « ce que nous n’aimons pas dans le processus de paix, ce n’est pas la paix, mais le processus ».  

Voyons pourquoi cette poignée de main ne fait pas l’unanimité en Irlande du Nord et pas seulement chez les quelques partisans de la lutte armée.   Elle n’est, en réalité, que l’aboutissement logique et inévitable des Accords du Vendredi saint de 1998.   En 1969, le gouvernement britannique s'est vu contraint d’envoyer l’armée en Irlande du Nord afin de mettre fin aux affrontements entre catholiques et protestants provoqués par le refus du gouvernement nord-irlandais de réformer l’état. En refusant d’abolir le parlement de Stormont, les Britanniques avaient choisi le statu quo en faveur des protestants. Après le Bloody Sunday, cependant, le statu quo n’était plus défendable.   Les Britanniques se résignèrent donc à supprimer le parlement de Stormont et à gouverner directement l’Irlande du Nord.   Rapidement, ils proposèrent leur solution politique au conflit. Lors des négociations tenues à Sunningdale en 1973 avec les partis politiques modérés catholiques et protestants, ils instaurèrent le partage des pouvoirs entre catholiques et protestants. Dès le début des négociations, les Britanniques indiquèrent qu’aucune solution n’était possible sans que soit reconnue leur autorité sur la région, la légitimité de la frontière et le véto protestant au sujet de la réunification de l’île.  Cette position nie la légitimité des revendications républicaines. Une position, d’ailleurs, que  les Britanniques allaient une fois de plus défendre lors des négociations de paix au cours des années 1990.   

Exclure les radicaux des discussions s’avéra une erreur couteuse, le nouveau parlement ne dura pas plus de six mois. L’IRA refusa de le reconnaitre et accusa le SDLP (Social Democrat and Labour Party), parti nationaliste modéré, de trahison envers sa communauté pour avoir accepté de participer à une institution britannique. De leur côté, les travailleurs unionistes, encouragés par les politiciens protestants intransigeants, déclenchèrent une grève qui paralysa l’état et entraina la chute du nouveau parlement. En raison de l’échec de leur solution politique, l’option militaire redevenait le seul moyen pour les Britanniques de résoudre le conflit à court ou moyen terme.

 Infiltrée à tous les échelons, l’IRA n’était plus l’ombre d’elle-même à la fin des années 1980.  Les dirigeants cherchaient un moyen de mettre fin au conflit, mais savaient que sans l’aide des Britanniques ils ne réussiraient pas à faire accepter à la base la fin de la lutte armée.  L’occasion se représentait pour relancer l’idée d’une résolution politique au conflit.  Il ne faut pas oublier que depuis la grève de la faim de 1981, les républicains s’étaient lancés dans l’arène politique en présentant des candidats du Sinn Féin aux différentes élections.  Le fruit était mûr, les Britanniques le savaient.  Cette fois-ci, ils n’allaient pas reproduire la même erreur qu’en 1974.   Les dirigeants de l’IRA allaient être présents aux négociations de paix. Cependant, très rapidement ces derniers comprirent qu’ils ne pourraient s’assoir à la table des négociations, sans faire des concessions importantes. Ils devaient ni plus ni moins accepter la solution des Britanniques de 1974 et, par le fait même, abandonner l’essentiel des principes pour lesquels ils s’étaient battus.   Depuis ce temps, les dirigeants républicains doublent d’ardeur pour faire passer une défaite pour une victoire. D’ailleurs, le SDLP se fera un plaisir de faire remarquer les similitudes importantes entre les accords de Sunningdale et du Vendredi saint en qualifiant ces derniers de « Sunningdale pour ceux qui ont des problèmes d’apprentissage » (Sunningdale for slow learners).   Aujourd’hui, après 30 ans du conflit qui a couté la vie à plus de 3 600 personnes, l’Irlande du Nord est toujours britannique et le demeurera longtemps. Faire ce constat n’est pas populaire aujourd’hui, mais affirmer le contraire sert peut-être des intérêts politiques, mais dessert la vérité historique.  

Puplié dans le Devoir, 9 juillet 2012

lundi 28 mai 2012

Entrevue de Mark Rudd

Mark Rudd s’est retrouvé, en 1968, à l’avant-scène du mouvement étudiant aux États-Unis. Il fut avec Bernadette Dohrn l’une des figures emblématiques de ce mouvement. En 1969, comme plusieurs jeunes, il rêvait de révolution. Cette année-là, il participa à la fondation des Weathermen et des Weather Underground.   Par ses actions, il fut contraint de vivre en clandestinité pour échapper à son arrestation. Sorti de clandestinité à la fin de l’année 1977, il refusa longtemps de parler de son passé. La mobilisation contre la guerre en Irak l’a fait sortir de son mutisme. En 2009, il publie son autobiographie, Underground My Life with The SDS and the Weathermen, et depuis, il parcourt les campus universitaires pour partager son expérience avec les étudiants.  Intéressé par le conflit étudiant québécois, il a accepté de répondre à mes questions.


Q : Lorsque vous êtes arrivé à l’Université de Columbia en 1965, vous étiez tout sauf un révolutionnaire. Vous veniez d’une famille sans histoire de la classe moyenne du New Jersey. Qu’est-ce qui, selon vous, a fait que trois ans plus tard vous êtes devenu un des acteurs principaux du mouvement étudiant?

R : J’ai commencé l’Université à l’automne 1965. Je venais d’avoir 18 ans et de m’inscrire pour l’incorporation. Au moment où les États-Unis venaient d’envahir le Vietnam, j’ai fait la connaissance d’un groupe d’étudiants qui se documentaient sur la guerre et protestaient contre elle. Ils représentaient de loin les gens les plus intéressants sur le campus. Ils m’ont fait prendre conscience de la nature de l’impérialisme américain et m’ont renseigné sur les luttes de libération qui avaient lieu dans le monde. Ils m’ont aussi appris comment organiser un mouvement de protestation. J’ai décidé alors de joindre la Student for a Democratic Society (SDS) à titre d’organisateur. 
Qu’est-ce qui me motivait? Je ne voulais pas être un « bon Allemand ». C’était une expression populaire à cette époque qui désignait les gens qui se cachaient la tête dans le sable et refusaient de voir la réalité.   De l’ignorance délibérée en somme. Il y avait (et il y a encore) des questions morales concernant les grands enjeux internationaux et je ne voulais pas faire les mauvais choix.  
En ce qui concerne le fait de devenir leader du SDS, nous essayions tous de faire ce qui devait être fait. J’étais bon pour synthétiser les idées des autres et exprimer ce que ressentaient les gens. J’étais aussi très audacieux. Il y avait plusieurs leaders, mais les médias ont fait de moi le visage du mouvement étudiant en avril 1968 lors des révoltes sur le campus de l’Université Columbia.   Je ne sais pas si ce fut une bonne idée d’accepter ce rôle. 44 ans plus tard, les dividendes ne sont toujours pas au rendez-vous!

Q : 1968 fut une année décisive pour le mouvement étudiant. La SDS était à son apogée, l’occupation de l’Université Columbia le démontrait. En même temps, une faction de la SDS semblait croire que, en dépit des années de mobilisation, rien n’avait changé. Pour cette faction, la question était-elle : quoi faire maintenant?

R : Nous étions arrivés à la conclusion que ce qui avait mené aux révoltes étudiantes de masse contre la guerre du Vietnam et le racisme institutionnel qui existait à l’Université Columbia était nos actions de confrontation agressives menées contre les autorités.   Nous avions sous-estimé le rôle du travail d’organisation effectué depuis des années dans le déclenchement de la grève d’avril 1968 à l’Université de Columbia. C’est pour cette raison que notre faction, les Weathermen, prônait la militance et la confrontation comme moyen de développer le mouvement. Nous nous sommes trompés. Rien de ce que nous avons fait par la suite ─ confrontations avec les policiers, les occupations d’édifices et les attentats à la bombe ─ n’a réussi. Nous aurions dû poursuivre la mobilisation de masse. 


Q : 1969 fut l’année de la radicalisation de la SDS et de sa disparition au profit des Weathermen et par la suite des Weather Underground.   Quels objectifs poursuiviez-vous?

R : Nous voulions devenir un groupe de combattants « blancs » qui allaient appuyer les révolutionnaires du tiers monde qui combattaient l’impérialisme. Nous voulions aussi construire un mouvement de guérilla révolutionnaire de masse, afin de mener une guerre révolutionnaire anti-impérialiste au cœur de l’empire. Bien sûr, ce n’était que pures fantaisies, malgré nos bonnes intentions. 

Q : Todd Gitlin, sociologue à Berkley et ancien président de la SDS, affirme que les Weathermen ont, par leurs actions, détruit le plus important mouvement étudiant de l’histoire des États-Unis. Est-ce vrai, selon vous?

R : Il a raison. Je faisais partie d’un petit groupe de dix personnes, au plus, qui a décidé de fermer le bureau national et les bureaux régionaux de la SDS, d’arrêter la publication de son journal, et, finalement, de démanteler l’organisation. Pourquoi? Notre arrogance nous a conduits à rejeter la mobilisation de masse. Seule la révolution était digne d’intérêt pour nous. Nous avions complètement oublié la nécessité de construire un mouvement de masse. Cela n’arrive pas de façon spontanée.

Q : En raison de votre participation dans les Weather Underground, vous avez dû vivre en clandestinité plusieurs années. En quelque sorte, votre entrée en clandestinité vous a empêché de mener efficacement votre lutte. 

R : Oui. Être fugitif pendant 7 ans et demi fut une réelle perte de temps. Le seul travail utile est l’organisation de masse. Lorsque je suis sorti de la clandestinité en 1978, je me suis immédiatement investi dans le mouvement antinucléaire. 

Q : Après vous être livré à la police, vous n’avez pas été emprisonné. Il fut révélé à ce moment que le gouvernement avait usé de moyens illégaux pour anéantir votre organisation. Avez-vous été surpris de ces révélations?

R : Je ne fus pas surpris d’apprendre que le gouvernement ait usé de moyens illégaux. Cependant, je fus surpris que les chefs d’accusation contre moi et mes camarades aient été abandonnés pour cette raison. Tout ça était en lien avec le Watergate, bien sûr, mais il ne faut pas oublier qu’un juge fédéral noir chargé du dossier se préoccupait des droits des accusés. Depuis, je crois dans les libertés civiles « bourgeoises ».  

Q : Aujourd’hui encore, vous travaillez pour le changement social. Qu’avez-vous modifié dans votre façon d’agir?

R : J’ai travaillé à titre d’organisateur pour les mouvements antinucléaire, pacifique, ouvrier et écologique. J’ai aussi œuvré dans des mouvements de solidarité avec les Autochtones et l’Amérique Centrale. J’ai réalisé que l’objectif était de créer un mouvement de masse et non une avant-garde révolutionnaire.   Actuellement, je m’implique politiquement en travaillant pour la mise en place d’une aile progressive au sein du parti démocrate. Nous n’avons pas de parti équivalent au nouveau Parti démocratique aux États-Unis.

Q : Croyez-vous que votre travail depuis les années 1980 a été plus important que celui réalisé dans les années 1960?

R : Probablement que ma participation dans les Weathermen et les Weather Underground a nui au mouvement étudiant contre la guerre. Nous avons divisé le mouvement sur la question de la violence. Nous avons démoralisé de nombreuses personnes. J’espère que mon implication dans les mouvements sociaux de masse fut plus productive.

Q : Que pourriez-vous dire aux étudiants québécois qui se mobilisent depuis plus de 100 jours contre la hausse des droits de scolarité et maintenant contre la loi spéciale 78?

R : Tout semble laisser croire que le gouvernement du Québec tente de détruire l’imposant mouvement étudiant avec cette loi. Il veut faire peur aux gens afin qu’ils abandonnent la rue et la mobilisation. Mon conseil serait de ne pas mordre à l’hameçon et de poursuivre la mobilisation et la résistance pacifique. Chez nous, je dis aux jeunes que ceux qui font la promotion de la violence sont soit stupides, soit des agents provocateurs. Je le sais par expérience, j’ai été moi-même stupide (mais pas un agent provocateur). Les Weathermen ont été une erreur totale.

samedi 17 mars 2012

Entrevue avec Tommy McKearney


L’IRA provisoire : de l’insurrection au parlementarisme. 
Une entrevue avec Tommy McKearney.

Tommy Mckearney  est né en 1952 en Irlande du Nord.  Il est issu d’une famille qui a une longue tradition républicaine.  Ses deux grands-pères ont combattu dans la guerre d’indépendance (1919-1921) et la guerre civile (1922-1923).  Trois de ses frères sont morts durant le conflit nord-irlandais : deux en service commandé pour l’IRA, le troisième, malgré qu’il n’ait jamais été membre de l’IRA, a été assassiné par des paramilitaires protestants.   Le 9 août 1971, au lendemain de l’introduction de la politique d’internement, Tommy McKearney décida de joindre l’IRA provisoire.  Il deviendra rapidement l’officier commandant de la brigade d’East Tyrone.  Arrêté en 1977, il fut condamné à la prison à vie.  Dès son arrivée en prison, il participa avec des centaines d’autres républicains au blanket protest et au  dirty protest  pour obtenir le statut de prisonnier politique.  En 1980, après trois ans de lutte  sans résultat, il prit part  avec 6 autres volontaires à la première des deux grèves de la faim menées par les prisonniers républicains.  Afin d’éviter la mort d’un des grévistes,  la grève fut levée après 53 jours, avant qu’un accord officiel n’ait été conclu, ce qui mena à la seconde grève de la faim, dirigée par Bobby Sands.   À sa sortie de prison en 1993, en désaccord avec l’orientation prise par le Sinn Féin, il fonde avec d’autres républicains  l’ Irish Republican Writers Group (IRWG)  et la revue Fourthwrite (for a democratic socialist republic) afin de donner une voix à la gauche républicaine.   Aujourd’hui, il est journaliste pigiste et organisateur syndical pour  l’Independent Workers Union.  Ses articles peuvent être consultés sur son site (http://www.tommymckearney.com/Site/Welcome.html ).  Il se décrit toujours comme un républicain socialiste.  Il vient de publier  The Provisional IRA: From Insurrection to Parliament  (Pluto Press, 2011, 236 p.).  C’est à cette occasion qu’À Babord  l’a rencontré.


Quelles sont les raisons qui vous ont motivé à écrire ce livre plus de 10 ans après les accords du Vendredi saint?
Pour deux raisons.  La première, mon ami et camarade, Paul Steward, qui a signé l’introduction du livre, m’encourageait depuis plusieurs années à écrire une analyse politique de la situation des quarante dernières années en Irlande du Nord.   La deuxième, plus fondamentale, plusieurs anciens camarades, collègues et moi-même sommes arrivés à la conclusion que d’un point de vue historique nous étions arrivés à un point tournant non seulement de l’histoire de l’Irlande, mais aussi de l’histoire du mouvement républicain irlandais de gauche. […] Les accords du Vendredi ont apporté des transformations importantes.  Ils  ont permis de mettre fin à la domination orangiste en Irlande du Nord.  Cependant,  de nombreux problèmes demeurent, principalement socioéconomiques.   Pour cette raison,  nous croyons ─ ce je revendique d’ailleurs depuis plusieurs années ─ qu’il était important maintenant de remettre de l’avant la dimension socialiste du mouvement républicain,  c’est-à-dire réclamer  des changements structurels sur les plans social et économique.  Compte tenu de la nouvelle réalité créée par les accords du Vendredi saint et la globalisation de l’économie, il était important de le faire maintenant et non d’attendre encore. 

Les premiers chapitres de votre livre portent sur la formation de l’IRA provisoire. Dans ces chapitres, vous présentez l’IRA provisoire comme une organisation vouée à la défense de la communauté catholique.  Y-a-t-il d’autres raisons qui expliquent la formation de cette organisation?

Les attaques contre la communauté catholique, principalement à Belfast, sont la cause première de la création de l’IRA provisoire.   Il y a donc une dimension défensive à  la formation de l’IRA provisoire.  Cependant, il serait trop simple de limiter  son origine  à cette seule raison.   À mon avis, ce qui explique la croissance rapide et le dynamisme de l’IRA provisoire, c’est que ses  membres rejetaient l’état orangiste d’Irlande du Nord et luttaient pour sa destruction.   Et le moyen évident de détruire l’état orangiste était de mettre fin à la partition de l’île et de réunifier l’Irlande.  Donc, il y a trois raisons qui ont motivé les jeunes catholiques à joindre les rangs de l’IRA provisoire : la première, défendre leur communauté; la deuxième, détruire l’état orangiste; et la troisième, créer une république irlandaise unifiée.  Ces trois raisons ne sont pas contradictoires, cependant, au fil des ans, plusieurs commentateurs et même plusieurs républicains ont passé sous silence les deux premières raisons et attribué uniquement la création de l’IRA provisoire au seul objectif de réunifier l’île.   On a donc perdu de vue une des principales causes de la  formation de l’IRA provisoire, c’est-à-dire les conditions difficiles d’existence de la communauté catholique d’Irlande du Nord.   En raison de la longue histoire coloniale de l’Irlande, les catholiques étaient devenus des citoyens de seconde classe.  En Irlande du Nord, ils étaient victimes de discriminations politique, économique et sociale, sans compter l’impossibilité d’exprimer librement leur culture.

Dans votre livre vous êtes très critique envers l’orientation prise par les dirigeants du mouvement à la fin des années 1970 et au début des années 1980.  Pourquoi?

Après plusieurs années de lutte, les dirigeants nationaux et locaux du mouvement républicain ont pris conscience qu’il était impossible d’infliger une défaite militaire au Royaume-Uni en raison de sa puissance, de ses ressources et de ses appuis internationaux, dont les États-Unis et de nombreux pays européens.  À la fin des années 1970, les dirigeants étaient donc arrivés à la conclusion qu’ils devaient envisager de nouvelles avenues et stratégies s’ils voulaient avoir du succès.  Ce que je soutenais à l’époque et que je soutiens toujours, c’est que l’on aurait dû construire un mouvement de protestation de masse qui travaillerait en étroite collaboration avec le mouvement ouvrier.   Les dirigeants ont rejeté l’idée de former un mouvement de masse et ont plutôt choisi de construire un mouvement politique électoraliste.   Ils l’ont fait, selon moi, par crainte de perdre le contrôle du mouvement de masse,  et croyant, ce qui s’est révélé être le cas, être en mesure  de contrôler  et de dominer le mouvement politique.  En choisissant cette voix, les dirigeants ont laissé de côté une approche authentiquement socialiste et ont opté pour une vision diluée de la social-démocratie.  Le Sinn Féin aujourd’hui ne milite ni pour une redistribution radicale de la richesse, ni pour une transformation profonde du système socioéconomique.   Pour cette raison, le Sinn Féin n’est pas un véhicule du changement social comme peut l’être un mouvement socialiste.

Comment voyez-vous les accords du Vendredi saint?
Ce n’est sûrement pas une victoire pour les républicains.  Il ne faut pas oublier que les provisoires et leurs partisans étaient de loin inférieurs en nombre et possédaient beaucoup moins de moyens que l’état britannique.  Après plus de 25 ans de lutte armée, les provisoires et leurs partisans, en plus d'avoir subi d’importantes pertes et enduré de nombreuses souffrances, étaient épuisés.  Dans ce contexte, les accords du Vendredi saint ou tout autre accord étaient mieux que le retour aux armes.   Il faut dire aussi que les accords du Vendredi saint ont définitivement mis fin à l’état orangiste.  L’Irlande du nord n’est donc plus un état protestant pour les protestants.  Cependant, elle n’est pas un état normal.  Elle demeure un état sectaire.  Nous sommes passés d’un état orangiste à un état vert et orange.   La population se définit toujours comme catholique ou protestante.  Les accords peuvent donc être vus comme un compromis dans lequel les provisoires cessent de revendiquer la fin de la partition et de l’union avec la Grande-Bretagne en échange d’une place dans l’administration de l’état.  De  leur côté, les protestants consentent à partager le pouvoir avec les provisoires.  D’une certaine façon, les protestants sont sortis gagnants des négociations de paix, puisqu’ils ont obtenu la garantie de demeurer dans l’union avec la Grande-Bretagne tant qu’ils le désiraient.  C’est ce que leur garantit le droit de véto.

Si vous être critique à l’endroit de la politique menée par le Sinn Féin, vous l’êtes aussi à l’égard de ceux qui poursuivre la lutte armée.  Alors quoi faire?
En effet, je n’appuie pas ceux qui poursuivent toujours la lutte armée.  Je ne fais cependant pas un plaidoyer pacifiste.  La lutte armée présentement n’obtient ni appuis significatifs, ni n’a la moindre possibilité de réussir.  Dans ce contexte, elle doit être arrêtée.  Présentement, elle est une distraction pour tous ceux qui souhaitent reconstruire le mouvement républicain, puisqu’elle monopolise toute l’attention des médias.   Alors quoi faire? Je considère que les objectifs du mouvement républicain doivent être redéfinis.  Il ne faut pas seulement  mettre l’accent sur la fin de la partition et la réunification de l’île.  Il faut fortement insister sur le fait que la république que nous voulons mettre sur pied sera construite par et pour la classe ouvrière, elle sera donc démocratique et socialiste. Nous devons rejeter le modèle qui défend la liberté économique, comme aux États-Unis,  afin de nous protéger contre les pires abus d’une économie capitaliste de libre marché.  Nous ne devons donc pas être seulement un mouvement républicain nationaliste, nous devons aussi affirmer que nous sommes un mouvement républicain socialiste et démocratique.  C’est en défendant les intérêts de la classe ouvrière que nous pourrons établir un dialogue avec la classe ouvrière protestante.  Depuis les accords du Vendredi saint, la classe ouvrière protestante n’a plus d’intérêts ni d’avantages matériels et économiques substantiels à demeurer à l’écart de la classe ouvrière catholique,  puisque l’État d’Irlande du Nord ne peut plus récompenser ceux qui l’appuient, comme pouvait le faire l’état orangiste.   Donc, la classe ouvrière protestante a tout avantage à participer à la construction d’une république qui incarne le bien commun.

Propos recueillis le 4 octobre 2011
Entrevue publiée dans A Bâbord Décembre2011/Janvier2012






                        

recension de la bio de Bobby Sands


Denis O’Hearn, Bobby Sands, jusqu’au bout, CETIM Les Éditions de L’Épervier, 2011 , 483 p.
Bobby Sands, révolutionnaire irlandais
Bobby Sands fut le premier de dix républicains à mourir des suites d’une grève de la faim entreprise en Irlande du Nord au cours de l’année 1981 pour l’obtention du statut de prisonnier politique.   Pour la communauté internationale, il incarna l’opposition opiniâtre des militants républicains à la politique de criminalisation menée par le gouvernement britannique. Sa mort, aussi tragique fût-elle, démontrait l’échec de la politique de Thatcher. Les prisonniers n’avaient pas cédé et la population catholique nord-irlandaise démontra massivement son appui à leur cause.   Bobby Sands, comme l’un des personnages du  roman Trinity de Léon Uris, avait crié au monde entier : « Rappelez-vous que les Britanniques n’ont rien dans tout leur arsenal impérial qui puisse briser l’esprit d’un seul homme qui refuse de se laisser briser ».
Si le déroulement de la grève de la faim fut suivi avec intérêt et souvent avec passion à travers le monde, trente ans après l’événement on connait encore peu ce qui a conduit à celle-ci et qui en était le meneur. C’est pour cette raison que la traduction française de l’excellente biographie politique de Bobby Sands, écrite par Denis O’Hearn, tombe à point.   Cette biographie, qui relate la vie de Bobby Sands de sa naissance à sa mort, nous plonge dans une société gangrénée par le sectarisme et dominée par une majorité protestante qui refusait par tous les moyens d’accorder l’égalité aux catholiques. 
Comme de nombreux jeunes catholiques, Bobby Sands fut poussé vers l’IRA provisoire par les humiliations subies et les menaces reçues.   Arrêté une première fois à l’âge de 17 ans, il passera l’essentiel du reste de sa courte vie en prison.    La prison sera pour Sands son université. Il y apprit le gaélique et s’y instruisit sur les luttes de libération et les combats révolutionnaires menés à travers le monde.   Rapidement, il se découvrit une conscience révolutionnaire.   Son combat avait désormais comme objectif l’établissement d’une république unie et socialiste. De retour en prison, après une courte période de liberté, Sands se joignit à la lutte entreprise par ses camarades contre la nouvelle politique de criminalisation des prisonniers républicains.
Tous les républicains condamnés après le 1er mars 1976 n’avaient plus droit au statut de « catégorie spéciale », un statut équivalent à celui de prisonnier politique, sans le nom.   Refusant d’être traités comme des prisonniers de droit commun, les républicains refusèrent de porter l’uniforme carcéral. Ce geste de défiance leur voudra d’être laissés nu dans leur cellule avec une couverture comme seul vêtement. 
C’est dans la description de la vie quotidienne des « hommes couvertures » que le livre d’O’Hearn se révèle le plus intéressant. Comme le souligne l’auteur, ces hommes devaient endurer la violence des matons, les fouilles corporelles, le froid, l’isolement et les privations de toutes sortes pour maintenir en vie le mouvement de protestation contre la criminalisation de leur lutte de libération nationale.   Au cœur de ce mouvement, il y avait Booby Sands qui coordonnait la résistance, veillait au bon moral des « hommes couvertures » et écrivait des poèmes, des chansons et des coms, ces petits messages destinés aux dirigeants du mouvement républicain pour les tenir au courant de la situation à l’intérieur de la prison.   Après deux ans de lutte, le conflit en prison prit une nouvelle tournure. Empêchés de vider leur pot de chambre par les matons, les « hommes couvertures » décidèrent d’étendre leurs excréments sur les murs de cellules.   Cette « grève de l’hygiène » durera deux ans. En 1980, voyant le découragement gagner les prisonniers républicains, Sands et d’autres dirigeants décidèrent de passer à une autre étape, la grève de la faim. Afin d’éviter la mort d’un gréviste, la première grève de la faim fut levée après 53 jours sans aucun résultat. Sands qui n’avait pas participé à cette grève savait que si une nouvelle grève de la faim n’était pas entreprise rapidement le gouvernement britannique gagnerait le combat de la criminalisation du mouvement républicain. Cette fois-ci, cependant, il le savait, il fallait aller jusqu’au bout, même si cela voulait dire mourir. Sands fut le premier à refuser de se nourrir. On essaya de lui sauver la vie en le faisant élire député lors d’une élection partielle. Mais en vain, Thatcher ne céda pas et après 66 jours de jeûne, il rendit l’âme le 5 mai 1981 à l’âge de 27 ans.  
La prison avait fait de Bobby Sands un révolutionnaire et la lutte en prison fit de lui une icône révolutionnaire. Pour O’Hearn, cependant, l’important de Sands ne se limite pas à sa postérité. La grève de la faim de 1981 changea le cours du conflit nord-irlandais. Elle permit au mouvement républicain d’abandonner graduellement la lutte armée pour la lutte politique.  
Publié dans le Devoir, le samedi 3 mars 2012




jeudi 3 décembre 2009


André Poulin 2005 ©

Collusion et dissimulation au Royaume de Sa Majesté
Les dessous des relations entre les paramilitaires protestants et les forces de l’ordre en Irlande du Nord : l’assassinat de Patrick Finucane


Comme en témoignent les dernières crises survenues en Irlande du Nord depuis quelques mois, la paix demeure fragile dans cette région. En effet, le processus de démilitarisation des différents groupes paramilitaires bat de l’aile et l’application de l’Accord du Vendredi-Saint est une fois de plus suspendue pour une période indéfinie. Cependant, la normalisation de la société nord-irlandaise ne pourra se faire uniquement par la reprise du dialogue politique entre les deux communautés et le dépôt définitif des armes. Une paix définitive et durable entre catholiques et protestants ne sera possible tant et aussi longtemps que toute la lumière ne sera faite sur certains sujets controversés. Parmi ceux-ci, se trouve la question de la collusion entre les forces de l’ordre britanniques et les paramilitaires protestants dans leur lutte contre le mouvement républicain.